19

La pièce au sommet de la tour. Assis à la table ronde, Yuri fixait des yeux la tasse de thé de Chine fumant devant lui. Le condamné avait préparé le thé lui-même. Yuri se sentait incapable d’y toucher.

Il connaissait Stuart Gordon depuis son entrée au Talamasca et avait dîné des dizaines de fois avec Aaron et lui. Ils s’étaient promenés dans le parc et avaient fait des retraites ensemble à Rome. Aaron avait toujours parlé librement avec Gordon des sorcières Mayfair. Maintenant, c’était au tour de Gordon de s’exprimer.

Il l’avait trahi.

Pourquoi Ash ne le tuait-il pas tout de suite ? Que pouvait donner cet homme qui ne soit contaminé, perverti par sa folie ? Ses complices étaient fort probablement Marklin George et Tommy Monohan. L’ordre ferait la lumière sur ce point. Yuri avait réussi à joindre la maison mère à partir de la cabine publique du village et entendre la voix d’Elvera l’avait fait fondre en larmes. Elvera était loyale et bonne. Yuri savait que le fossé qui s’était creusé entre le Talamasca et lui avait déjà commencé à se combler. Si Ash avait raison, la conspiration était l’œuvre d’un nombre de personnes très restreint. Les Aînés n’étaient pas impliqués. Yuri devait prendre son mal en patience et écouter attentivement Stuart Gordon pour rapporter au Talamasca le moindre détail de son récit.

Patience. C’est ce qu’Aaron lui aurait conseillé. Aaron aurait voulu que toute l’histoire soit portée à la connaissance des autres. Pour Michael et Rowan, c’était même un dû. Quant à Ash, le mystérieux Ash, c’était lui qui avait percé à jour la trahison de Gordon. Et s’il n’avait pas fait son apparition à Spelling Street, Yuri aurait gobé les protestations d’innocence et les mensonges que Gordon avait voulu lui faire avaler quand ils étaient dans le café.

Que se passait-il dans la tête d’Ash ? C’était un personnage très charismatique. Il ne fallait pas oublier qu’il était une menace pour Mona et pour toute femme de la famille Mayfair.

Yuri se força à ne plus y penser. On avait trop besoin d’Ash, qui, d’une certaine façon, avait pris les choses en main. Qu’adviendrait-il s’il se désengageait de l’affaire et les laissait avec Gordon ? Les autres seraient incapables de tuer Gordon. Et même de lui faire peur. Impossible d’évaluer à quel point ils le détestaient. Ils étaient impénétrables. Des sorciers.

Ash était assis de l’autre côté, ses mains démesurées tenant le rebord de la table en bois, et regardait Gordon sur sa droite. Il le haïssait, cela se voyait à l’absence de compassion sur son visage, à l’absence de cette tendresse qu’il manifestait habituellement envers tout le monde, sans exception.

Rowan et Michael étaient assis de part et d’autre de Yuri, Dieu merci. Il n’aurait pas supporté d’être près de Gordon. Michael était plein de haine et de suspicion. Rowan était envoûtée par Ash. C’était prévisible.

— Elle vient d’une jungle d’Inde, racontait Stuart en buvant son thé, auquel il avait ajouté une bonne rasade de whisky. Je ne sais pas exactement d’où. Je ne connais pas l’Inde. Tout ce que je sais, c’est que les autochtones ont dit qu’elle était là-bas depuis toujours, errant de village en village, qu’elle était allée les voir avant la guerre, qu’elle parlait anglais, qu’elle ne vieillissait pas et que les femmes du village avaient peur d’elle.

La bouteille de whisky était au milieu de la table. Michael semblait en avoir envie, mais peut-être que lui non plus ne voulait rien accepter venant du vieil homme. Rowan avait les bras croisés. Michael avait posé les coudes sur la table. Il était plus proche de Stuart et, manifestement, cherchait à sonder son esprit.

— C’est une photo qui l’a perdue. Quelque intrépide équipé d’un trépied et d’un appareil à manivelle avait photographié tous les habitants du village ensemble.

Elle était dessus. C’est un jeune homme qui a découvert la photo dans les affaires de sa grand-mère, après la mort de celle-ci. Un homme instruit. J’ai été son professeur à Oxford.

— Et il était au courant de l’existence du Talamasca ?

— Oui, je ne parlais pas beaucoup de l’ordre à mes étudiants, sauf à ceux qui semblaient…

— Comme ces garçons, dit Yuri.

Une lueur tressaillit dans l’œil de Gordon.

— Oui, ces garçons.

— Quels garçons ? demanda Rowan.

— Marklin George et Tommy Monohan, laissa tomber Yuri.

Le visage de Stuart s’était raidi. Il prit sa tasse de thé et but lentement.

— Ce sont eux, vos complices ? demanda Yuri. Le génie de l’informatique et le latiniste ?

— Je suis le seul responsable, dit Gordon sans regarder Yuri, ni personne, du reste. Vous voulez connaître l’histoire, oui ou non ?

— Ils vous ont aidé, dit Yuri.

— Je n’ai rien à dire à ce sujet, dit Gordon en regardant froidement Yuri.

— Ce sont ces deux jeunes, dit Yuri, malgré les signes que lui faisait Michael pour le faire taire. Parlez-nous de Joan Cross, d’Elvera Fleming et de Timothy Hollingshed.

Stuart eut un geste d’impatience et de dégoût en entendant ces noms.

— Joan Cross n’est pas romantique pour un sou et Timothy Hollingshed a toujours été surestimé à cause de ses origines aristocratiques. Quant à Elvera Fleming, c’est une vieille folle. Ne me questionnez plus au sujet de mes complices, je resterai muet comme une tombe.

— Donc, dit Ash, cet ami d’Inde vous a écrit, monsieur Gordon.

— Il m’a appelé, pour être exact. Il m’a dit qu’il avait un mystère à me soumettre et qu’il pouvait l’amener en Angleterre à condition que je la prenne en charge à son arrivée. Il n’arrivait pas à se débrouiller seul avec elle. Par instants, elle paraissait folle et personne ne parvenait à analyser sa personnalité. Elle parlait d’époques inconnues des gens de son entourage. En faisant une petite enquête pour la renvoyer chez elle, il s’est aperçu qu’elle était une sorte de légende dans cette partie de l’Inde. J’ai conservé tous les documents, toute notre correspondance. Les originaux sont ici et les photocopies à la maison mère. Tous les objets de valeur que je possède sont ici.

— Vous saviez ce qu’elle était quand vous l’avez vue ?

— Non. C’était extraordinaire. Je suis tombé sous son charme. Toutes mes actions étaient dictées par une sorte d’instinct égoïste. Je l’ai amenée ici. Je n’avais pas envie de l’emmener à la maison mère. Je n’aurais jamais pu expliquer mes actes sinon par le fait que j’étais envoûté par elle. J’ai hérité cette tour du frère de ma mère, un antiquaire. C’était l’endroit idéal.

« La première semaine, je ne l’ai quasiment pas quittée. Je ne m’étais jamais trouvé en compagnie d’une personne comme Tessa. Sa gaieté et sa simplicité me procuraient un bonheur indicible. »

— Je n’en doute pas, murmura Ash en souriant légèrement. Poursuivez, je vous en prie.

— Je suis tombé amoureux d’elle.

Il fit une pause et leva les sourcils, comme étonné par ses propres paroles.

— Je suis tombé amoureux fou, insista-t-il.

— Et vous l’avez gardée ici ? demanda Yuri.

— Oui, elle n’a pas bougé depuis. Elle ne sort jamais. Les gens lui font peur. Elle ne se met à parler que quand je reste un certain temps. Et elle raconte de curieuses histoires. Elle est rarement cohérente, c’est-à-dire qu’elle n’a aucun sens de la chronologie. Mais ses petites histoires ont un sens. J’ai des centaines d’enregistrements. Des listes de mots en vieil anglais ou en latin qu’elle utilise. Ce que j’ai rapidement compris, c’est qu’elle a eu deux vies. Une très longue, celle du présent, et une autre qu’elle a vécue auparavant.

— Deux vies ? Vous parlez de réincarnation ?

— Un jour, elle a fini par s’expliquer.

Gordon était tellement absorbé par son récit qu’il en avait oublié que sa vie ne tenait qu’à un fil.

— Elle m’a dit que tous ceux de son espèce avaient au moins deux vies et parfois plus. Ils naissent en sachant tout ce qui leur est utile pour survivre mais, progressivement, une vie antérieure leur revient à l’esprit et, parfois, des fragments d’autres vies encore. Ce serait le souvenir de cette vie antérieure qui les empêche de devenir fous parmi les êtres humains.

— Vous vous êtes donc aperçu à ce moment-là, intervint Rowan, qu’elle n’était pas humaine. Moi, je ne l’aurais pas compris.

— Non, pas du tout. Je pensais qu’elle était humaine. Bien sûr, par certains aspects elle était étrange – sa peau translucide, son immense taille, ses mains d’une longueur inhabituelle. Mais je ne me suis jamais dit : « Non, cet être n’est pas humain. » C’est elle qui me l’a dit. Et plus d’une fois. Son peuple vivait avant les humains. Il a vécu en paix pendant des milliers d’années sur des îles des mers du Nord. Ces îles étaient réchauffées par des sources volcaniques venant des profondeurs, des geysers de vapeur et des lacs agréables.

« Elle n’avait pas vécu à cette époque, mais elle tenait ces informations d’autres, qu’elle avait connus dans sa première vie et qui se rappelaient une vie antérieure dans ce paradis. C’était ainsi que ce peuple se transmettait son histoire : grâce au souvenir de vies antérieures. L’idée que tous arrivaient dans ce monde avec des souvenirs historiques précis était tout bonnement incroyable. Cela signifiait que cette race en savait davantage sur elle-même que les humains ne pourraient jamais le faire. »

— Et en croisant Tessa avec quelqu’un de sa race, vous auriez obtenu un enfant qui se serait rappelé une vie antérieure, puis un autre qui se serait rappelé une autre vie antérieure, etc.

— Exactement ! Et la chaîne des souvenirs aurait pu être établie. Qui sait jusqu’où on aurait pu remonter car chacun, en se rappelant une vie antérieure, se rappelait aussi les histoires de ceux qu’il avait connus et aimés à cette époque !

Ash écoutait sans parler, impassible. Rien ne semblait le surprendre ou le blesser. Yuri faillit sourire. Il avait observé la même simplicité chez lui quand ils avaient discuté au Claridge.

— Un autre que moi aurait très bien pu tenir ce qu’elle disait pour des divagations. Mais j’ai reconnu les mots gaéliques, le vieil anglais et le latin, et j’ai pu lire ce qu’elle a écrit en caractères runiques. Je savais qu’elle disait la vérité.

— Et vous l’avez gardée pour vous, dit Rowan.

— Oui. J’ai failli en parler à Aaron. Plus Tessa parlait, plus elle racontait les Highlands, les anciens rites et coutumes celtiques, même les saints et l’Église celtique. Vous savez que notre Église, en Angleterre, était alors celtique, ou bretonne, peu importe le qualificatif qu’on lui donne. Elle a été fondée par les Apôtres eux-mêmes, qui sont arrivés à Glastonbury de Jérusalem. Nous n’avions aucun lien avec Rome. Ce sont le pape Grégoire et son disciple, saint Augustin, qui ont imposé l’Église romaine chez nous.

— Mais pourquoi n’en avez-vous rien dit à Aaron Lightner ?

— Aaron était déjà en Amérique pour prendre un nouveau contact avec les sorcières Mayfair et suivre d’autres pistes dans ses investigations psychiques. Ce n’était pas le moment de le questionner sur ses anciennes recherches. Et puis, en plus, j’avais fait quelque chose d’interdit. J’avais gardé pour moi, presque comme une prisonnière, une femme qui m’avait été confiée en tant que membre de l’ordre. Bien sûr, rien n’empêchait Tessa de s’en aller, hormis sa propre peur. Mais j’étais coupable de ne pas avoir informé l’ordre.

— Et comment avez-vous fait le lien entre Tessa et les sorcières Mayfair ? demanda Ash.

— Ce fut un jeu d’enfant, chaque nouvel élément en amenant un autre. Comme je l’ai dit, Tessa faisait sans arrêt référence aux coutumes archaïques des Highlands. Elle parlait sans cesse de cercles de pierre construits par son peuple qui, plus tard, furent utilisés par les chrétiens pour des rituels bizarres auxquels les prêtres n’arrivaient pas à mettre un terme.

« La plupart d’entre vous connaissent notre mythologie. Les légendes de notre ancienne Bretagne étaient remplies de géants mythiques. Notre histoire dit qu’ils construisaient des cercles et Tessa disait la même chose. Après leur apogée, les géants ont dû vivre dans des endroits sombres et reculés, des grottes près de la mer et des cavernes dans les Highlands. Or les géants de Tessa, chassés de la terre, presque annihilés, survivaient eux aussi dans des cachettes secrètes ! Et quand ils osaient se montrer aux humains, ils inspiraient peur et vénération. Elle a dit que c’était la même chose avec les Petites Gens, dont les origines étaient oubliées. Ils étaient vénérés et, en même temps, craints. Souvent, les premiers chrétiens d’Écosse dansaient et chantaient dans le cercle de pierre en sachant que les géants les avaient construits. À cet effet, d’ailleurs. Par leur musique, ils attiraient les géants hors de leurs cachettes et les entraînaient dans leur danse avant de les sacrifier pour satisfaire les prêtres, mais non sans les avoir d’abord utilisés pour satisfaire les anciens dieux. »

— Qu’entendez-vous par « utilisés » ? demanda Rowan.

Les yeux de Gordon se voilèrent et sa voix devint très douce, presque plaisante, comme si parler de cela évoquait quelque chose de merveilleux.

— La sorcellerie, voilà ce dont il s’agit. La sorcellerie d’antan, trempée de sang, dans laquelle la superstition, sous couvert de christianisme, était en fait identique à la magie païenne. Jeter des maléfices, obtenir le pouvoir ou, simplement, être témoin de quelque rite secret, voilà ce qui fascinait les gens. Les actes criminels ont toujours fasciné l’être humain. J’étais impatient de vérifier les récits de Tessa.

« Sans rien dire à personne, je suis allé dans les caves de la maison mère, là où sont conservés les documents les plus anciens sur le folklore britannique. J’y ai déniché des manuscrits qui avaient été qualifiés de « fantaisistes » et « irrecevables » par des érudits comme Aaron, qui avait passé des années à les traduire. Ils ne figuraient pas dans notre inventaire moderne ni dans nos banques de données. Il fallait tourner à la main les pages qui s’effritaient.

« Si vous saviez les trésors que j’ai découverts ! De vieux in-quarto et des ouvrages en parchemin magnifiquement illustrés, travail de moines irlandais, de bénédictins et de cisterciens se plaignant des superstitions du petit peuple et narrant la légende de ces géants et de ces Petites Gens auxquels le peuple s’obstinait à croire, qu’il attirait et utilisait de diverses façons.

« Et là, au beau milieu de toutes ces récriminations, j’ai trouvé la légende des saints géants, des chevaliers et des rois géants ! Ici, à Glastonbury, non loin de là où nous sommes, un géant de deux mètres dix a été exhumé il y a fort longtemps. On prétend que c’est le roi Arthur, mais ce n’est rien d’autre que l’un des géants de Tessa. On a retrouvé de ces créatures dans toute la Bretagne.

« J’ai été tenté un millier de fois d’appeler Aaron. Il aurait adoré ces récits, surtout ceux venant directement des Highlands, leurs lochs et leurs vallons hantés. Mais il n’y avait qu’une personne au monde à qui je pouvais me confier. Tessa. J’ai rapporté tous ces documents ici et Tessa a reconnu tous ces rituels, ainsi que les noms des saints et des rois. Bien entendu, elle n’avait pas un langage très sophistiqué. Ce n’étaient que des fragments. Elle a commencé à me raconter comment les siens étaient maltraités et torturés et comment, pour échapper à la mort, ils n’avaient d’autre solution que prendre le pouvoir sur les chrétiens ou fuir dans les forêts profondes, qui recouvraient encore les montagnes à l’époque, et se cacher dans les grottes et les vallées pour tenter de vivre en paix. »

— Et vous ne l’avez jamais dit à Aaron ? dit Yuri.

Gordon l’ignora et poursuivit :

— Un jour, d’une voix misérable, Tessa m’a avoué que les paysans chrétiens l’avaient horriblement fait souffrir. Après l’avoir emprisonnée, ils l’avaient forcée à se donner aux hommes de tous les villages alentour. Ils espéraient qu’elle mettrait au monde un autre géant comme elle, qui naîtrait en sachant parler, en ayant déjà le savoir, et atteindrait la maturité en quelques heures. Une créature que les villageois auraient ensuite pu tuer sous ses yeux.

« C’était devenu pour eux un rite sacré, vous comprenez ? Capturer le Taltos, le faire engendrer, et sacrifier le nouveau-né. Noël, cette époque d’anciens rites païens, était leur période favorite pour ce jeu sacré. Tessa a réussi à s’enfuir sans avoir jamais donné naissance à une victime pour leur sacrifice mais, chaque fois qu’un homme la fécondait, elle souffrait d’une hémorragie. »

Il s’arrêta et tourna son visage triste vers Ash.

— D’après vous, c’est ce qui a tari le ventre de ma Tessa ?

C’était plus une affirmation qu’une question. Ash ne crut pas devoir confirmer.

Gordon haussa les épaules.

— Elle m’a raconté des choses horribles. Les mâles étaient attirés dans les cercles et séduits par les villageoises qui leur étaient offertes. Mais si ces jeunes filles ne mettaient pas de géant au monde, elles mouraient. Lorsqu’il y avait un nombre important de mortes, les paysans doutaient du pouvoir du géant et le brûlaient.

En fait, d’ailleurs, il était toujours brûlé, quelle que soit l’issue, car les mâles inspiraient la peur.

— Donc, ils n’avaient pas peur des femelles car elles ne causaient pas la mort des humains ? demanda Rowan.

— Exactement. Mais il arrivait parfois qu’un mâle ou une femelle donne naissance à un enfant de leur race et tous venaient l’admirer. La meilleure période était donc le jour de Noël, le 25 décembre, jour de la fête de l’ancien dieu solaire. Quand un géant naissait à ce moment-là, on disait que le Ciel avait une fois de plus copulé avec la Terre et que cette union avait été magique, comme lors de la Première Création. Après un grand festin et après avoir chanté les chants de Noël, on procédait au sacrifice au nom du Christ. Parfois, un géant ou une géante procréaient plusieurs fois, on croisait un Taltos avec un autre Taltos et les feux des sacrifices remplissaient les vallées. La fumée s’élevait vers le ciel et apportait un printemps précoce, des vents chauds et de bonnes pluies, permettant aux récoltes de pousser.

Gordon interrompit son récit et adressa à Ash un regard exalté.

— Vous devez connaître tout cela. Vous pourriez reconstituer pour nous des maillons de la chaîne des souvenirs. Vous avez certainement vécu une vie antérieure et vous pourriez nous apprendre des choses qu’aucun être humain ne pourrait découvrir autrement. Dites-le, vous. Vous êtes fort, vous avez l’esprit clair, contrairement à ma pauvre Tessa.

Ash ne dit rien. Son visage s’était assombri mais Gordon ne semblait pas s’en rendre compte. Il est complètement fou, se dit Yuri.

Gordon se tourna vers les autres et s’adressa à Yuri :

— Vous voyez ? Je suis certain que vous comprenez maintenant les possibilités qui s’offraient à moi.

— Ce que je sais, intervint Yuri, c’est que vous n’avez rien dit à Aaron. Ni même aux Aînés. Ils n’en ont jamais rien su. Vos frères et vos sœurs du Talamasca non plus.

— Je vous l’ai dit. Je ne pouvais confier mes découvertes à personne et, pour être franc, je ne le voulais pas. Elles m’appartenaient. De toute façon, vous savez ce qu’auraient dit nos chers Aînés, si « dire » est le mot approprié pour qualifier leur mode de communication ?

Ils auraient envoyé un fax m’ordonnant d’amener immédiatement Tessa à la maison mère et… Non, cette découverte était mienne. C’était moi qui avais trouvé Tessa.

— Non, vous mentez, dit Yuri. À vous-même et à tout le monde. Tout ce que vous êtes, vous le devez au Talamasca.

— Quelle pensée méprisable ! Est-ce que je n’ai rien donné au Talamasca ? En outre, s’en prendre à nos membres n’était pas mon idée. Pour les médecins, j’ai accepté, je vous le concède, mais je ne l’aurais jamais suggéré moi-même.

— C’est vous qui avez tué le Dr Samuel Larkin ? demanda Rowan d’une voix neutre, pour ne pas l’alarmer.

— Larkin, Larkin… Je ne sais pas. Je mélange un peu tout. Vous savez, nous avions des divergences de vues, avec ceux qui m’ont aidé, quant aux mesures à prendre pour garder le secret. Si vous croyez que j’étais d’accord avec tout, vous faites erreur. En ce qui me concerne, tuer un être humain est contraire à mes principes.

— Le nom de ceux qui vous ont aidé ? demanda Michael sur le même ton pragmatique que Rowan. Les types de La Nouvelle-Orléans, Norgan et Stolov, vous les aviez mis dans le secret ?

— Bien sûr que non ! Ils n’étaient pas réellement des membres, pas plus que Yuri ici présent. Ils étaient de simples enquêteurs, coursiers, ce genre de chose. Tout ce que je sais, c’est que mes amis, mes confidents, pensaient pouvoir contrôler ces hommes avec de l’argent. C’est cela, la corruption, des secrets et de l’argent. Mais qu’importe. Ce qui compte, c’est la découverte elle-même. Elle symbolisait la pureté et méritait tous les sacrifices.

— Elle ne méritait rien du tout ! dit Yuri. Vous avez utilisé vos connaissances à votre propre profil. Vous êtes un traître. Vous avez pillé les archives dans un but personnel.

— Vous êtes totalement à côté de la vérité, répondit Gordon.

— Yuri, laisse-le continuer, dit Michael.

Gordon se calma et s’adressa de nouveau à Yuri.

— Comment pouvez-vous penser que mes objectifs étaient autres que spirituels ? Moi qui ai grandi dans l’ombre de Glastonbury Tor, moi qui ai consacré toute ma vie au savoir ésotérique uniquement pour la lumière qu’il pouvait apporter à nos âmes.

— Un profit spirituel, admettons. Mais cela reste un profit personnel. C’est là votre crime.

— Vous éprouvez ma patience. Il vaudrait peut-être mieux que vous quittiez cette pièce. Ou que je me taise…

— Racontez votre histoire, dit Ash calmement.

Gordon fixa la table des yeux en haussant les sourcils, comme pour dire qu’il était inutile de l’en prier.

— Comment avez-vous établi le lien entre tout cela et les sorcières Mayfair ? demanda Rowan.

— Je l’ai vu tout de suite. À cause du cercle de pierre. Je connaissais depuis toujours le récit de Suzanne, la première Mayfair, la sorcière des Highlands qui avait invoqué le diable dans le cercle de pierre. Et j’avais lu la description de ce fantôme faite par Petyr Van Abel et la façon dont ce diable l’avait poursuivi, moqué, faisant preuve d’une volonté très supérieure à celle d’un revenant humain.

« Le récit de Petyr Van Abel fut le premier document sur les sorcières Mayfair traduit par Aaron. Bien entendu, c’est moi qu’il a consulté pour le vieux latin. Il me demandait toujours mon aide, dans un tel cas. »

— Malheureusement pour lui, dit Yuri.

— Je me suis donc demandé si ce Lasher n’était pas l’esprit d’une autre espèce de créatures cherchant à se réincarner. Cela collait parfaitement avec tout le reste. Or, Aaron avait récemment écrit d’Amérique que la famille Mayfair connaîtrait ses jours les plus sombres lorsque le fantôme deviendrait chair et os.

« Etait-ce l’esprit d’un géant désirant une seconde vie ? Mes découvertes devenaient capitales. Je devais les partager avec ceux en qui j’avais confiance. »

— Mais pas Stolov et Morgan.

— Non. Mes amis… Mes amis étaient d’une tout autre trempe. Mais vous jetez la confusion. Stolov et Morgan n’étaient pas encore impliqués. Laissez-moi continuer.

— Mais vos amis, ils étaient du Talamasca ? demanda Rowan.

— Je ne vous dirai absolument rien sur eux, à part qu’ils… qu’ils étaient des jeunes gens en qui je croyais.

— Vous les avez amenés ici, à la tour ?

— Oh non ! je ne suis pas stupide. Je leur ai révélé l’existence de Tessa mais dans un lieu que j’avais choisi, les ruines de l’abbaye de Glastonbury, à l’endroit même où l’on avait découvert le squelette d’un géant de deux mètres dix qui avait été ensuite réenterré.

« C’est par sentimentalisme que je l’ai amenée là-bas, pour qu’elle se tienne sur la tombe de l’un des siens. Et là, je l’ai laissé vénérer par ceux à qui j’avais demandé de m’aider. Ils ignoraient qu’elle résidait en permanence à moins d’un kilomètre. Et ils ne l’ont jamais su. Mais ils étaient dévoués et entreprenants. Ce sont eux qui ont suggéré les premiers tests scientifiques. Ils m’ont aidé à prélever le sang de Tessa et à l’envoyer dans différents laboratoires pour une analyse anonyme. Nous avons alors eu la première preuve formelle que Tessa n’était pas humaine. Toutes ces histoires d’enzymes et de chromosomes, je n’y comprenais rien. Eux, si. »

— Ils étaient médecins ? demanda Rowan.

— Non. Juste des jeunes gens très brillants.

Oui, vos acolytes, songea Yuri. Mais il retint sa langue. La prochaine fois qu’il interromprait le récit de Gordon, ce serait pour le tuer.

— À ce moment-la, tout allait bien. Il n’était pas question de tuer qui que ce soit. Mais les choses allaient changer. L’étape suivante était évidente. Je devais retourner dans les caves et trouver tous les récits de saints d’une taille au-dessus de la normale. Et c’est là que je suis tombé sur une pile d’hagiographies, des manuscrits sauvés de la destruction à l’époque où Henri VIII s’était mis à supprimer tous les monastères.

« Au beau milieu de ces trésors se trouvait un carton sur lequel un secrétaire ou un employé, mort depuis longtemps, avait inscrit « La vie des saints écossais » avec, pour sous-titre, « Géants ». J’ai découvert tout de suite une copie postérieure de l’ouvrage ancien d’un moine de Lindisfarne. Il avait écrit dans les années 700 la légende de saint Ashlar, un saint doué d’un tel pouvoir qu’il était apparu dans les Highlands à deux périodes distinctes et était destiné, selon la légende, à revenir encore et encore. »

Yuri regarda Ash, mais celui-ci resta muet. Yuri n’était pas certain que Gordon ait entendu le nom d’Ash. Mais Gordon se tourna vers Ash et dit rapidement :

— Serait-ce justement le personnage dont vous portez le nom ? Connaîtriez-vous ce saint grâce à vos souvenirs ou à ceux que d’autres vous ont racontés ? À condition, bien entendu, que vous ayez connu d’autres êtres comme vous.

Ash ne répondit pas. Son silence était pesant. Une émotion passa sur son visage. Ressentait-il de la haine pour Gordon ?

— Vous imaginez mon enthousiasme lorsque j’ai lu que saint Ashlar était un géant d’environ deux mètres dix et qu’il venait d’une race païenne qu’il avait lui-même aidé à exterminer…

— Répondez plutôt à la question, le coupa Ash. Comment avez-vous fait le lien avec les sorcières Mayfair ? Comment en êtes-vous venu à tuer des gens ?

— Entendu, dit Gordon, mais veuillez accorder une question à l’homme mourant que je suis.

— Laquelle ?

— Dites-moi si vous connaissez ces légendes, si vous avez des souvenirs de cette période.

Ash fit signe à Gordon de poursuivre.

— Vous êtes décidément cruel, mon ami.

Ash s’énervait. Avec sa bouche presque innocente, il n’en était que plus menaçant. On aurait dit un ange retenant sa fureur.

— Vous avez rapporté ces légendes à Tessa ? interrogea Rowan.

— Oui, dit Gordon en concentrant son attention sur Rowan.

Il eut un petit sourire signifiant qu’il préférait répondre d’abord aux questions de la jolie jeune femme.

— Je les lui ai rapportées. Pendant le dîner, je lui faisais la lecture. Elle connaissait l’histoire de ce saint ! Ashlar, un roi parmi les siens, un grand chef, s’était converti au christianisme et avait trahi sa race. Je jubilais littéralement. J’avais maintenant un nom pour retracer toute l’histoire.

« Le lendemain matin, je suis retourné travailler aux archives. Et là, j’ai fait une découverte cruciale, une de ces découvertes pour lesquelles certains membres du Talamasca donneraient leur âme. »

Il fit une pause et regarda chaque visage l’un après l’autre, très fier de lui.

— C’était un livre, un manuscrit sur vélin, comme je n’en avais jamais vu de toute ma longue vie d’érudit ! Et je n’aurais jamais osé rêver lire « saint Ashlar » gravé sur le dessus de la boîte en bois qui le contenait. Saint Ashlar ! Et sous ce nom, en écriture runique, était inscrite la phrase « Histoire des Taltos de Bretagne » et, en latin, « Les géants de la Terre ». Comme Tessa allait me le confirmer le soir même, j’étais tombé sur le mot crucial. « Taltos. C’est ce que nous sommes », m’a-t-elle dit.

« J’ai quitté la tour sans attendre et suis retourné dans la cave de la maison mère. Je n’avais jamais emporté de documents chez moi mais celui-là, il me le fallait. »

Il se leva et posa les mains sur la table. Il regarda Ash comme pour vérifier qu’il ne l’empêcherait pas de bouger.

Il recula, se retourna et se dirigea vers un grand meuble sculpté appuyé contre le mur. Il en sortit une grande boîte rectangulaire.

Ash le regardait faire calmement, certain de le rattraper s’il tentait de s’enfuir. Gordon posa la boîte sur la table et les regards convergèrent sur elle. Ash semblait près d’exploser.

Mon Dieu, ce document est authentique ! se dit Yuri.

— Regardez, dit Gordon, les doigts posés sur le bois ciré comme s’il s’était agi d’une relique sacrée. Saint Ashlar. Que croyez-vous qu’il y ait dans cette boîte ? A votre avis ?

— Dépêchez-vous, dit Michael en lançant un regard en coin vers Ash.

Gordon ouvrit la boîte, en sortit un énorme livre relié de cuir et le posa devant lui.

Il l’ouvrit et révéla la page de garde sur vélin, magnifiquement illustrée de rouge vif, d’or et de bleu roi. Des miniatures mouchetaient le texte latin. Il tourna la page avec soin.

— Regardez bien. Vous n’avez jamais vu un tel document, car il a été écrit par le saint en personne. C’est l’histoire des Taltos des origines, d’une race anéantie et de celui qui, prêtre, faiseur de miracles, saint, si vous voulez, confesse lui-même ne pas être un humain mais un de ces géants perdus. Il supplie saint Colomban, le grand missionnaire des Pictes, abbé et fondateur du monastère celtique d’Iona, de croire que les Taltos ne sont pas des monstres mais des êtres aux âmes immortelles, des créatures de Dieu qui peuvent partager la grâce du Christ. C’est tout simplement merveilleux !

Soudain, Ash se leva et arracha le livre des mains de Gordon. Celui-ci resta pétrifié sur son siège.

Les autres se levèrent lentement. Lorsqu’un homme est à ce point en colère, on doit respecter sa colère ou, du moins, l’admettre, se dit Yuri. Tout le monde l’observait tandis qu’il continuait à regarder Gordon comme s’il allait le tuer tout de suite.

Le doux visage d’Ash défiguré par la rage était horrible à voir. Gordon passait lentement de l’outrage à la pure terreur.

Lorsque Ash finit par parler, ce fut d’une voix douce, celle de sa gentillesse habituelle, mais suffisamment forte pour que tout le monde l’entende.

— Comment avez-vous osé prendre cela ? dit-il. Vous êtes un assassin doublé d’un voleur.

— Et vous voudriez me l’arracher ? demanda Gordon, dont la colère n’avait d’égale que celle d’Ash. Vous allez me l’arracher comme vous allez arracher ma vie ? Pour qui vous prenez-vous ? En savez-vous autant que moi sur ceux de votre espèce ?

— C’est moi qui l’ai écrit ! déclara Ashlar, le visage empourpré par la rage. Ce livre est à moi. J’y ai écrit chaque mot et tracé chaque illustration. Je l’ai fait pour Colomban ! Ce livre m’appartient.

Il recula en serrant le livre contre sa poitrine. Il se mit à trembler et à cligner des yeux pendant un instant puis reprit de sa voix douce :

— Quand je pense à votre discours, à vos recherches, à vos chaînes de souvenirs !

Gordon secoua la tête.

— Vous êtes un imposteur, dit-il.

Personne n’osait prendre la parole. Gordon restait ferme, son visage était presque comique d’insolence.

— Un Taltos, oui. Saint Ashlar, jamais. Votre âge serait impossible.

Personne ne parlait. Personne ne bougeait. Les yeux de Rowan cherchaient le visage d’Ash. Michael et Yuri observaient.

Ash poussa un profond soupir. Il pencha légèrement la tête. Ses doigts sur le livre se décrispèrent un peu.

— Et quel âge donnez-vous à cette créature pathétique assise devant son métier, dans la pièce en dessous ?

— Mais elle parlait de souvenirs de vie et de ce que d’autres se rappelaient…

— Taisez-vous, espèce d’imbécile !

Sa respiration redevenait normale et, enfin, le feu commença à se retirer de son visage.

— Et vous n’avez rien dit de ce livre à Aaron Lightner ! Vous l’avez gardé à l’insu du plus grand érudit de votre ordre. Vous l’avez gardé pour vous et vos jeunes amis afin de tramer un complot pour voler les Taltos. Vous ne valez pas mieux que les paysans des Highlands, ces ignorants, ces sauvages qui attiraient le Taltos dans le cercle pour le tuer. Vous avez perpétué la Chasse sacrée.

— Non, pas pour tuer ! protesta Gordon. Jamais. Pour voir l’accouplement, c’est tout. Pour voir Lasher et Tessa ensemble sur Glastonbury Tor.

Il fondit en larmes, sanglotant, hoquetant, et poursuivit d’une voix à demi étranglée :

— Afin de voir la race renaître sur le mont sacré où s’est tenu le Christ lui-même pour répandre la religion qui a changé la face du monde. Ce n’était pas pour tuer. Au contraire, pour ramener la vie. Ce sont les sorciers qui ont tué, qui ont détruit le Taltos comme s’il n’était qu’une erreur de la nature. Ils l’ont détruit froidement et impitoyablement, sans égard pour ce qu’il était ou aurait pu devenir. Ce sont eux, pas moi.

Ash secoua la tête et s’accrocha encore davantage au livre.

— Non, c’est vous ! Si seulement vous aviez tout raconté à Aaron Lightner ! Si seulement vous lui aviez fait part de vos précieuses connaissances !

— Aaron n’aurait jamais coopéré, s’écria Gordon. Et je n’aurais jamais pu mener à bien mon projet. Nous étions trop vieux, tous les deux. Alors que ceux qui avaient la jeunesse et le courage ont tenté de réunir les Taltos.

Ash soupira et attendit un instant avant de s’adresser à nouveau à Gordon.

— Comment avez-vous compris pour le Taltos des Mayfair ? Quel a été le lien final ? Je veux savoir. Répondez ou je vous arrache la tête et je la pose sur les genoux de votre bien-aimée Tessa. Son visage horrifié sera la dernière chose que vous verrez avant que votre cerveau ne cesse de fonctionner.

— Aaron, dit Gordon. C’est par Aaron.

Au bord de la défaillance, il tremblait de tous ses membres. Il fit quelques pas en arrière tout en regardant à droite et à gauche avec effroi, puis posa les yeux sur le meuble où il rangeait le livre.

— Ses rapports d’Amérique, dit-il en s’approchant du meuble. Le conseil a été convoqué. Ces informations étaient d’une importance cruciale. Un monstre était né de la sorcière Rowan Mayfair la veille de Noël. Un enfant qui avait atteint en quelques heures la taille d’un homme. Dans le monde entier, les membres ont reçu une description de cette créature. C’était un Taltos, je le savais. Et j’étais le seul à savoir.

— Espèce de salaud ! dit Michael.

— Vous osez m’insulter, vous qui avez tué Lasher ? explosa Gordon. Vous qui avez tué le mystère comme s’il avait été un simple criminel ?

— Vous et les autres, dit rapidement Rowan. Vous avez manigancé cela seuls ?

— Oui. Et je ne vous dirai jamais qui ils sont, je vous ai déjà prévenus.

— Autrement dit, les Aînés n’y sont pour rien ? insista Rowan.

— Les excommunications étaient fictives. Nous avions créé une interception des communications. Enfin, pas moi. Je n’y entends rien. Nous ne laissions passer que les communications entre les Aînés et l’ordre qui ne concernaient pas cette affaire. Nous substituions les nôtres à celles entre Aaron ou Yuri et les Aînés et vice versa. C’était l’enfance de l’art. Avec leur penchant pour les secrets, ce sont les Aînés eux-mêmes qui nous ont donné cette possibilité.

— Merci de nous l’avoir dit, murmura Rowan. Aaron le soupçonnait peut-être.

Yuri avait du mal à supporter la gentillesse avec laquelle Rowan parlait à cet être vil qui aurait dû être étranglé sur-le-champ.

Elle s’adressa alors à Ash :

— Que pouvons-nous lui demander d’autre ? Je crois que nous en avons fini avec lui.

Gordon comprit ce qu’il se passait. Elle donnait à Ash la permission de le tuer. Ash posa lentement le précieux livre et se tourna vers le vieillard tremblant, les mains désormais libres pour exécuter la sentence.

— Vous ne savez rien, déclara soudain Gordon. Les récits de Tessa, les bandes magnétiques, je suis le seul à savoir où ils se trouvent.

Ash se contentait de le toiser du regard, les sourcils froncés.

Gordon se retourna et chercha quelque chose des yeux.

— Là, cria-t-il ! J’ai une autre chose importante à vous montrer.

Il se rua vers le meuble, y prit quelque chose et fit brusquement volte-face, un pistolet entre les mains. Il le pointa tour à tour sur Ash, Yuri, Rowan et Michael.

— Je peux vous tuer tous. Les sorciers, le Taltos, vous tous. Une balle dans le cœur et vous êtes morts.

— Vous ne pouvez pas nous tuer tous, intervint Yuri en faisant le tour de la table.

— N’avancez plus ou je tire !

Ash fut le plus rapide. Il s’interposa entre l’homme et les autres. Gordon lui fit face et arma le chien. Le coup ne partit pas.

Gordon fit une grimace, posa sa main armée sur sa poitrine puis se plia en deux.

— Dieu du ciel ! hoqueta-t-il.

L’arme fit un bruit métallique en tombant sur le plancher.

— Vous, dit-il en s’adressant à Rowan. Vous, la sorcière Mayfair. Je savais que ce serait vous. Je le leur ai dit.

Il ferma les veux et s’affala contre le meuble. On aurait dit qu’il allait tomber en avant mais il glissa lentement jusqu’au sol. De sa main droite, il repoussait en vain les lames du parquet comme s’il tentait de se relever. Puis son corps devint complètement flasque et ses paupières se fermèrent à demi. Ses yeux étaient morts.

Rowan était immobile. Rien n’indiquait qu’elle était la cause de la mort. Yuri le savait. Michael aussi, cela se voyait à la façon dont il considérait sa femme : il ne la condamnait pas mais la regardait avec une crainte sereine. Michael soupira, prit son mouchoir dans sa poche et s’essuya le front, il tourna le dos au cadavre, hocha la tête et se retira dans la zone d’ombre près de la fenêtre.

Bras croisés, Rowan fixait toujours le corps. Elle voit peut-être quelque chose qui nous échappe, songea Yuri. Elle sent peut-être quelque chose.

Peu importait. Le traître était mort et Yuri pouvait enfin respirer. Il poussa un long soupir de soulagement bien différent du soupir mélancolique de Michael.

Il est mort, Aaron. Il est mort. Et les Aînés sont innocentés. Ils finiront par découvrir ses complices, probablement ces deux jeunes novices prétentieux. Pour lui, la culpabilité de Marklin George et de Tommy Monohan était indéniable. Toute l’affaire ne pouvait être que l’œuvre de ces deux jeunes sans scrupule. Quel gâchis !

Personne ne bougeait. Personne ne parlait. Chacun semblait rendre un dernier hommage au mort. Yuri aurait aimé que son soulagement soit réel.

Puis Ash se dirigea vers Rowan, lui toucha les bras et se pencha pour l’embrasser sur les deux joues. Elle leva la tête et le regarda droit dans les yeux, se demandant si elle n’avait pas rêvé. Elle avait l’expression la plus malheureuse que Yuri ait jamais vue.

Ash se tourna ensuite vers lui et attendit sans prononcer un mot. Tout le monde attendait. Qu’y avait-il à dire ? Qu’allait-il se passer maintenant ?

Yuri essaya de s’en faire une idée, mais sans succès.

— Vous voulez rentrer chez vous, à la maison mère ? lui demanda finalement Ash.

— Oui. Je rentre. Je les ai déjà prévenus des récents événements. Je les ai appelés du village.

— Je sais. Je vous ai vu.

— J’ai parlé avec Elvera et Joan Cross. Ma conviction est faite que ce sont George et Monohan qui l’ont aidé et l’ordre trouvera les preuves.

— Et Tessa ? Vous pouvez la recueillir sous votre toit ?

— Vous voulez bien ? Bien sûr, nous allons la prendre avec nous et nous occuper d’elle pour toujours. Mais est-ce vraiment ce que vous voulez ?

— Il n’y a pas d’endroit plus sûr pour elle. Elle n’en a plus pour longtemps à vivre. Sa peau est aussi fine que les pages en vélin de mon livre. Elle va probablement mourir bientôt. Quand, je n’en ai aucune idée. Je ne connais pas notre longévité. Nous mourons toujours de mort violente. Au tout début, nous croyions même que c’était la seule façon de mourir. Nous ignorions ce qu’était la mort naturelle…

Il s’interrompit.

— Emmenez-la, reprit-il. Je sais que vous la traiterez bien.

— Ash, dit doucement Rowan. Vous allez leur donner une preuve irréfutable de l’existence des Taltos ! Pourquoi faites-vous cela ?

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, intervint Michael avec une étrange véhémence. Fais-le pour Aaron. Yuri. Emmène-la aux Aînés. Tu as fait de ton mieux pour éventer la conspiration. Maintenant, tu peux leur transmettre ces précieuses informations.

— Et si nous nous trompions…, dit Rowan. Si bien plus de gens étaient impliqués…

Elle hésita en considérant le corps sans vie de Gordon.

— Qu’auraient-ils alors ?

— Rien du tout, répondit Ash. Ils n’auraient qu’une créature qui va bientôt mourir et redeviendra une légende, quel que soit le nombre de tests scientifiques qu’elle acceptera de passer, quel que soit le nombre de photos ou de bandes magnétiques. Je vous demande de l’emmener avec vous, Yuri. Présentez-la au conseil. Détruisez le secret odieusement conservé par Gordon et ses amis.

— Et Samuel ? demanda Yuri. Il m’a sauvé la vie. Que fera-t-il quand il saura que nous l’avons en notre possession ?

Ash réfléchit en fronçant gracieusement les sourcils. Il semblait plus humain qu’un humain. Cet être immortel avait une telle capacité de compassion ! Si l’on faisait abstraction du fait, bien entendu, qu’il avait déjà tué et qu’il aurait éliminé Gordon si Rowan n’avait pas forcé le cœur du vieillard à cesser de battre. Et cette créature était capable de remuer ciel et terre pour mettre la main sur Mona. Mona, la sorcière qui pouvait enfanter un Taltos.

Comment allait-il bien pouvoir la protéger ?

Les pensées se bousculaient dans son esprit. Pour l’instant, il fallait emmener Tessa. Il allait appeler l’ordre et leur demander de venir. Il retournerait enfin chez lui et raconterait tout aux Aînés, qui deviendraient ses gardiens et ses amis. Les décisions viendraient d’eux.

— Et je protégerai Mona, ajouta Rowan.

Yuri fut saisi. La sorcière avait lu dans ses pensées. À quel point était-elle capable de sonder les cœurs et les âmes ? Et à quel point pouvait-elle se laisser envoûter par le Taltos ?

— Je ne suis pas une menace pour Mona Mayfair, dit Ash, qui avait aussi suivi ses pensées. Vous vous êtes trompé depuis le début à ce sujet. Je ne mettrai jamais la vie d’un enfant en danger. Je ne forcerai aucune femme. Vous avez suffisamment de soucis. Laissez Mona Mayfair à ce sorcier et à cette sorcière qui l’aiment et prendront soin d’elle. Laissez-leur la famille. C’est ce que vous diront les Aînés. Laissez la famille soigner la famille. Et laissez l’ordre faire son propre ménage.

Yuri ne savait pas quoi dire.

Soudain, Ash vint vers lui et lui couvrit le visage de tendres baisers. Yuri leva les yeux, plein d’amour, puis, attrapant la nuque d’Ash, l’embrassa sur la bouche.

Ce fut un baiser décidé mais chaste.

Quelque part au fond de son esprit, il repensa à Samuel lui disant qu’il était tombé amoureux d’Ash. Peu lui importait.

— J’emmène le corps, dit Ash. Je le mettrai là où personne ne le trouvera.

— Non, dit Yuri en regardant Ash droit dans les yeux. J’en ai parlé à la maison mère. Quand vous serez à quelques kilomètres, appelez-la. Je vais vous donner le numéro de téléphone. Ils viendront chercher le cadavre de Stuart Gordon et tout le reste.

Il s’approcha du corps. Comme Gordon faisait chétif dans la mort ! Gordon, l’érudit admiré de tous, l’ami d’Aaron et le mentor de ses novices. Yuri se pencha et, sans toucher à rien, sortit de la poche de Gordon une pile de cartes de visite.

— Voici le numéro, dit-il en se redressant.

Il mit une seule carte dans la main d’Ash et regarda de nouveau le cadavre.

— Rien ne peut relier personne à cet homme mort. Vous vous rendez compte ? Il est tout simplement mort, sans qu’il y ait aucune trace de violence. Appelez-les, ils viendront.

Il se tourna vers Rowan et Michael.

— Je vous contacterai bientôt, leur promit-il.

Le visage de Rowan était triste et impénétrable. Celui de Michael était inquiet.

— Si tu ne le fais pas, dit Michael, nous saurons que nous nous sommes trompés.

Yuri sourit et hocha la tête.

— Je comprends, maintenant. Je comprends comment c’est arrivé. Je vois les faiblesses et le charme.

Il promena un regard circulaire sur la pièce. Une partie de lui détestait cet endroit. L’autre le considérait comme le sanctuaire d’un romantisme fatal. Rester ici pour attendre de l’aide lui semblait insurmontable. Mais il était trop épuisé pour réfléchir à une autre solution.

— Je vais parler à Tessa, dit Rowan. Je vais lui expliquer que Stuart est très malade et que tu vas rester avec elle en attendant les secours.

— C’est vraiment gentil de ta part, remercia Yuri.

C’est alors seulement qu’il ressentit sa profonde fatigue. Il s’assit à la table.

Ses yeux tombèrent sur le manuscrit. Il vit les longs doigts d’Ash s’en emparer et le poser contre sa poitrine.

— Comment pourrai-je vous joindre ? lui demanda-t-il.

— Vous ne pourrez pas. Mais je vous contacterai dans les jours qui viennent, je vous le promets.

— N’oubliez pas votre promesse.

— Je dois vous prévenir, dit Ash en tenant le livre comme un bouclier sacré, que, dans les mois et les années à venir, il se peut que vous m’aperceviez de temps à autre. N’essayez jamais de venir vers moi. Et ne m’appelez jamais. Je suis bien gardé. À un point que vous n’imaginez même pas. Vous ne pourrez jamais me joindre. Dites-le à votre ordre. Je ne reconnaîtrai jamais devant personne les choses que je vous ai dites. Et, pour l’amour de Dieu, dites-leur de ne jamais aller dans la lande. Les Petites Gens n’en ont plus pour longtemps mais ils sont extrêmement dangereux. Prévenez tout le monde.

— Vous m’autorisez donc à leur raconter tout ce que j’ai vu ?

— Oui, vous devez le faire. Sinon, vous ne pouvez pas rentrer chez vous.

Yuri regarda Rowan puis Michael. Ils s’approchèrent. Rowan effleura son visage et l’embrassa. Michael posa une main sur son bras.

Il était incapable de parler. Il n’avait plus de mots, plus de larmes.

Mais sa joie était immense d’avoir le droit de raconter à tous ce qu’il savait. Il allait retrouver ses frères et ses sœurs et ce serait la fin du cauchemar.

Il ne les regarda pas partir. Il entendit leurs pas dans l’escalier en colimaçon, puis l’ouverture de la porte d’entrée et des voix douces à l’étage inférieur. Il se leva et descendit au premier étage.

Près du métier à tapisserie, dans l’ombre, Tessa ressemblait à un jeune arbre. Les mains jointes, elle écoutait attentivement Rowan en opinant de la tête. Puis Rowan lui donna un baiser d’adieu et se dirigea vers l’escalier.

— Au revoir, Yuri, dit-elle en passant. Fais en sorte que la fin du dossier Mayfair soit écrite. Dis-leur tout.

— Tout ?

— Pourquoi pas ? dit-elle avec un étrange sourire.

Elle disparut dans l’escalier.

Il regarda Tessa, qu’il avait pratiquement oubliée. Elle serait très malheureuse en voyant le corps de Gordon. Comment l’empêcher de monter ?

Mais Tessa s’était remise à son ouvrage. Il s’approcha doucement, pour ne pas la déranger.

— Je sais tout, dit-elle en levant un visage radieux vers lui. Stuart est mort. Il est parti. Au ciel, peut-être.

— Elle vous a dit ?

— Oui.

Yuri regarda par la fenêtre. L’eau du lac scintillait. Il aperçut les phares d’une voiture qui s’éloignait, un instant masqués par un rideau d’arbres, puis de nouveau visibles. La voiture disparut.

Pendant un moment, il se sentit abandonné et terriblement vulnérable. Ils téléphoneraient, c’était certain. Ils étaient probablement déjà en train de le faire.

Il était à bout de forces. Où se trouvait le lit ? Il n’osa pas le demander à Tessa. Il se contenta de la contempler et de l’écouter chantonner en souriant.

— Je savais que cela arriverait, dit-elle. J’y pensais chaque fois que je le regardais. C’est le sort de tous ceux de votre espèce. Tôt ou tard, vous devenez faibles et vieux et vous mourez. J’ai mis des années à me rendre compte qu’aucun d’entre vous n’y échappait. Le pauvre Stuart était tellement faible que je savais sa mort proche.

Yuri resta muet. L’aversion qu’il ressentait pour Gordon était telle qu’il devait réunir le peu de forces qu’il lui restait pour la cacher. Il ne voulait pas la blesser. Il pensa à sa Mona, pleine de vie. Comment les Taltos considèrent-ils les êtres humains ? Sommes-nous à leurs yeux des animaux grossiers ? Perçoivent-ils en nous un charme éphémère et dangereux, comme celui des félins pour nous ?

Mona. En pensée, il prit une mèche de ses cheveux entre ses doigts. Il la vit tourner vers lui ses yeux verts, sa bouche souriante.

Il était persuadé qu’il ne la reverrait jamais. Il savait qu’elle allait être absorbée par sa famille et qu’elle ferait sa vie avec quelqu’un de sa trempe, de son clan.

— Ne montons pas, chuchota Tessa. Laissons Stuart en paix. Une fois qu’ils sont morts, peu leur importe ce que nous faisons.

Yuri acquiesça et tourna les yeux vers la fenêtre.

 

Taltos
titlepage.xhtml
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Rice,Anne-[Sorcieres Mayfair-3]Taltos(1994).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html